- FILMS SUR L’ART
- FILMS SUR L’ARTTout le monde sait qu’un film d’art n’est pas forcément un film sur l’art. Mais cette distinction est récente: la confusion qui a régné longtemps à cet égard n’a bénéficié à la compréhension d’aucune des deux catégories. Quant aux films sur l’art qui font l’objet de cet article, il convient d’en écarter les films (assez peu nombreux) consacrés à la musique et aux musiciens: ce furent dans le passé des biographies romanesques et banales (La Symphonie fantastique de Christian-Jaque, sur Berlioz) ou naguère un essai d’avant-garde (Anna-Magdalena Bach , de J. M. Straub et D. Huillet); à plus forte raison on écartera les films «d’opéra» et les «opéras filmés», qui posent d’épineux problèmes de vocabulaire et de définition. On écartera enfin les films (plus nombreux qu’on ne le croit) dont la danse est le prétexte: ils se rapprochent certes davantage du film sur l’art qui est toujours peu ou prou un documentaire, mais ils constituent une catégorie spécifique qui, à bien y regarder, s’étendrait jusqu’à la comédie musicale, ce qui est ici hors du sujet envisagé.Avant-garde et film sur l’art jusqu’à la Seconde Guerre mondialeBien que Sacha Guitry, en 1919, ait consacré à Maillol quelques images de son documentaire patriotique Ceux de chez nous , on hésitera à le tenir pour un précurseur du film sur l’art. Ces précurseurs sont plutôt à chercher dans les rangs de cette avant-garde internationale qui, vers 1920, voulut prouver que le cinéma était un art, ou du moins le support de recherches intellectuelles à classer dans l’art (ou dans l’anti-art , car le mot existait déjà): d’où la confusion signalée plus haut. Elle s’étale dans les films de Viktor Eggeling (Symphonie diagonale , 1919) et dans ceux du dadaïste Hans Richter, tous deux peintres.Ce genre de film reparaîtra, nous le verrons, au cours de l’histoire, mais avec un autre caractère d’originalité. Ce sont encore des variations sur leurs propres tableaux que réalisent Fernand Léger (Le Ballet mécanique , 1924) ou Marcel Duchamp (Anemic Cinema , 1925): films de quelques minutes dont il ne reste que le souvenir. Mais la participation de Picabia à Entr’acte de René Clair (1924) n’évoque que de fort loin sa peinture; Man Ray, dans cette même période, pratique un cinéma poétique sans références plastiques autres que son métier de photographe. La participation de Dalí aux films de Buñuel (Un chien andalou et L’Âge d’or , 1928 et 1930) ne comporte qu’un minimum de rappels directs des tableaux du peintre, qui a été, d’ailleurs, autant influencé par ces films qu’il les a influencés.La définition du film sur l’art comme documentaireC’est seulement dans les années 1930 que le film sur l’art conquiert son autonomie. Avec l’avènement du son, les tentatives d’équivalence visuelle d’effets musicaux sont reléguées au magasin des curiosités; c’est aussi l’époque où l’art d’avant-garde (abstrait, cubiste, surréaliste, etc.) est un peu en reflux dans le monde entier. Le champ du film sur l’art est alors délimité: exploration des arts plastiques; mais très vite, la peinture va prendre la part du lion, limitant bientôt le film d’architecture à des travaux de spécialistes pour les spécialistes: signalons toutefois une exception éminente, le film d’Enrico Fulchignoni sur le Teatro olimpico de Vicence (1946), sans oublier la cohorte des documentaires touristiques à prétention culturelle inaugurée par Maurice Cloche avec Le Mont-Saint-Michel (1935), qui remporta une médaille d’or à la Biennale de Venise.On reconnaît généralement comme premier film sur l’art, chronologiquement parlant, Idée de Berthold Bartosch (1934): c’est une mise en œuvre, qui peut aujourd’hui paraître assez fruste, des gravures de Frans Masereel, par un auteur de dessins animés. La grandiloquence expressionniste des gravures est accentuée plutôt qu’analysée par ce court métrage. Signalons, dans un ordre de recherches voisin, les films d’Éric Duvivier qui, dans les années 1960, cherchera à mettre en mouvement les collages de Max Ernst, lesquels doivent précisément leur étrangeté à leur immobilité.Violons d’Ingres (1939) de J. B. Brunius apparaît à l’inverse comme un documentaire d’esprit réellement surréaliste: le peintre autodidacte Yves Tanguy exécute avec application une nature morte en plein air, la caméra recule, et nous constatons que Tanguy travaille «devant le motif», en l’occurrence... le chevet de Notre-Dame. Le film, qui présente plusieurs artistes naïfs, se clôt sur le Palais idéal du facteur Cheval, plusieurs fois exploré depuis par des caméras moins inspirées.Pour en finir avec les séquelles de l’avant-garde, signalons le très intéressant essai de Hans Richter, Dreams that money can buy (1942): Calder y filme ses mobiles; Ernst y réalise une séquence qu’il joue lui-même et qui reconstitue l’atmosphère de son roman-collage, Une semaine de bonté ; outre sa propre séquence onirique, Richter a filmé un court passage d’équivalence visuelle des tableaux de Marcel Duchamp, animés par des mannequins. Ce film, testament d’une époque, a influencé Kenneth Anger (Inauguration of a Pleasure , Dome , 1954) qui présente en avant-gardiste les peintures démoniaques de l’abbaye de Thelema en Sicile, et, de plus loin, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (Richter avait été le premier à faire couler «sur l’écran» des nappes d’encres de couleurs diverses).L’avènement du documentaire et ses tendances variéesOn a vu comment peu à peu les films sur l’art ne visaient plus autant à faire de l’art qu’à expliquer un travail déjà existant. Les premiers films marquants de cette tendance sont purement descriptifs (Rodin , de R. Lucot, en 1941; Maillol , de J. Lods, en 1942); signalons aussi, pour son sujet rarement traité, Aubusson de J. Lods (1946); quant à Combourg, visage de pierre (J. de Casembroots, 1948), c’est, malgré son titre, beaucoup plus une évocation de Chateaubriand (par la voix sépulcrale de P. Fresnay) qu’une vraie présentation d’un monument architectural. Mais l’après-guerre va voir éclore des recherches moins «à ras du sujet», même si le film culturel à prétentions pédagogiques superficielles continue une carrière (L’École de Barbizon , M. de Gastyne, 1947) qui n’est peut-être pas terminée aujourd’hui.Le renouveau se produisit à la fois en Italie et en France. En Italie, où, dès 1940, Luciano Emmer et Enrico Gras avaient mis en avant la nécessité d’un montage exploratoire de l’œuvre présentée, avec Racconto da un fresco (sur Giotto) qu’ils firent suivre, en des temps plus favorables, d’Il Paradiso terrestre (1946), lecture contestable mais fort intéressante du Jardin des Délices de Jérôme Bosch; Luciano Emmer s’essaya plus tard au film de synthèse sur un artiste avec Leonardo da Vinci (1952) et Picasso (1954): deux gageures, vu l’exiguïté du moyen métrage.En France, deux cinéastes de génération et de sensibilité différentes furent à l’origine du renouveau: Jean Grémillon et Alain Resnais.Le premier avait réalisé, dès 1922, un documentaire muet sur Chartres; rompu à la pratique du court métrage, il est, en 1948, le scénariste et en fait le superviseur des Charmes de la Belle Époque , étude satirique et attendrie des peintres pompiers, signée de Pierre Kast. Celui-ci réalisera, en 1951, Les Désastres de la guerre , remarquable exemple d’un emploi tour à tour analytique et lyrique d’un matériau d’une puissance rare, les gravures de Goya. Là encore, le commentaire est de Grémillon, qui, un an avant sa mort, réalisera avec André Masson et les Quatre Éléments (1958) un excellent court métrage sur un artiste au travail.Mais déjà Resnais, avant de s’orienter vers la fiction, avait donné avec Van Gogh (1948) et surtout Guernica (1949) des modèles de films sur l’art, à la fois respectueux et intelligents, tant par l’image que par le texte. Cette voie a été exploitée avec bonheur (Robida de P. Kast, 1953; Gustave Doré de R. Voinquel, 1953). Le cinéaste (ou le groupe de cinéastes) qui signe sous le pseudonyme d’Arcady a donné, dès 1953, un Breughel l’Ancien , avant de mettre ses spécialités (grossissement des détails et autres trucages optiques) au service de divers documentaristes qui veulent nous faire pénétrer à l’intérieur des tableaux (telle Nelly Kaplan avec Gustave Moreau , 1962, et un moyen métrage, Le Regard Picasso , 1967).En 1957, H.-G. Clouzot réalisait avec Le Mystère Picasso le premier long métrage consacré à un peintre, bénéficiant de la confiance de l’artiste qui, pour mieux se montrer en pleine action, esquisse sur une plaque de verre, face au public (donc en nous livrant sa mimique et sa gestuelle), une œuvre dont l’achèvement réel est censé coïncider avec la fin du film. Tout n’est pas parfait dans cette expérience, les propos échangés sont parfois d’une grande banalité (partiellement voulue), mais le film a un mérite rare dans cette catégorie: il n’est jamais ennuyeux.Précisément, un didactisme excessif avait marqué, dix ans plus tôt, le Rubens du Belge Paul Haesaerts, historien d’art qui tentait d’analyser, par le recours au nombre d’or et à la géométrie, les compositions de Rubens. Film ambitieux et non sans mérite, couronné à Venise (1947), mais dont l’arbitraire, surtout à propos d’un peintre avant tout préoccupé de mouvement et de couleur, est indéniable.Depuis lors, les films sur l’art ont traité des sujets très variés, la peinture continuant de loin à occuper la première place: reportage anecdotique (L’Affaire Manet , de J. Aurel; La Joconde , de Henri Gruel, 1957, qui concerne surtout la «jocondite»), biographie reconstituée de type littéraire (Fautrier l’enragé , de Baraduc, 1964; Ligabue , de S. Nocera, avec un acteur pour tenir le rôle central, 1980); autoportrait non exempt de complaisance (Dubuffet , de Patis et Favory, 1962) ou discours confidentiel sur un artiste maudit (Pierre Molinier , de Raymond Borde, 1966).On ne saurait dire que tous ces films réalisent le vœu de Cocteau, selon lequel «la peinture cinématographique redevient vivante» jusque dans l’immobilité. Les films réalisés pour la télévision sont marqués de même, pour la plupart, d’un lourd didactisme, malgré quelques exceptions, comme La Peinture hollandaise de Paul Seban, où l’intention pédagogique s’accorde avec l’acte même de cadrer et de filmer, et le Giorgio De Chirico (1981) de Pascal Kané, qui respecte la poésie spécifique de l’œuvre.Si la peinture reste le champ privilégié du film sur l’art, des réalisations intéressantes se font parfois jour dans d’autres domaines: Le Jardin fantastique (Pierre Nicolier, 1958) était une visite aux monstres de Bomarzo remarquablement filmée, mais encombrée d’une figuration inutile; La Petite Cuillère (C. Vilardebo, 1960), rêverie sur un objet égyptien du Louvre, témoigne d’un narcissisme ingénu et a engendré en son temps tout un courant de pseudo-documentaires snobs. En revanche, Painters Painting , d’Emilio de Antonio (1973, présenté en France en 1978), est un modèle de lucidité et de rigueur. L’auteur est un documentariste polémique de grande classe, d’une objectivité feinte, habitué à travailler sur des matériaux bruts autant qu’à mettre en scène de l’inédit. Sous prétexte de répondre par une enquête auprès des peintres à la question: «Y a-t-il une peinture spécifiquement américaine?», il nous fait pénétrer dans le travail de quelques célébrités, en nous laissant le choix des jugements de valeur qui s’imposent cependant avec évidence: Motherwell étant un grand artiste, Warhol ne serait-il qu’un faiseur?En apparence, le Picasso de F. Rossif (1982) obéit à la même mise en œuvre de matériaux divers: mais, ici, il n’y a ni tentative d’explication sérieuse, ni habileté dans le montage qui brasse, à partir de quelques idées faciles, un chaos «déconstruit» qui n’épouse nullement les ressorts de l’œuvre. Ce film, dont ne surnagent que quelques documents inédits, valables en tant que tels, ne propose ni recul ni adhésion, rien que la reprise de l’idée la plus conventionnelle sur «Picasso l’Espagnol».On a écarté de ce panorama les films réalisés par des peintres, même lorsque leur activité y est impliquée secondairement (c’est le cas de Lapoujade), de même que les biographies imaginaires de peintres, qui répondent aux mêmes critères que les biographies de musiciens. Dans ces films romanesques, parfois assez scrupuleux du point de vue historique (tel le Van Gogh de Minelli), la peinture demeure accessoire. Qu’en sera-t-il demain? Une osmose singulière semble à la veille de s’accomplir entre le film et l’œuvre, si l’on en juge par la découverte posthume des petits films d’amateur tournés autrefois par René Magritte, et qui ressemblent étonnamment à ses tableaux: or le peintre aimait beaucoup le cinéma (comme spectateur).Quoi qu’il en soit, une quarantaine de films sur l’art sont produits chaque année en France, soit pour l’Institut pédagogique national soit, plus rarement, par des galeries, les productions indépendantes se comptant sur les doigts d’une main. Un recensement mondial semble très difficile à établir, malgré l’existence d’une Fédération internationale des films d’art. C’est ainsi qu’il a fallu le hasard d’une rétrospective pour que l’on découvre, du grand cinéaste hollywoodien King Vidor, un court «film sur l’art», sans prétention mais non sans intérêt, récit de sa visite au peintre Andrew Wyeth, auquel le liait une admiration réciproque. Quant à savoir combien de spectateurs sont attirés plus profondément vers l’art après la vision d’un film, c’est une autre affaire: il est certain cependant que le documentaire insipide, tel qu’on le pratiquait avant 1950, a vécu.
Encyclopédie Universelle. 2012.